Citéphilo, Lille, le 20 novembre 2011, Discussion sur
Ou pire, Le Séminaire livre XIX et Je parle aux murs (Jacques Lacan, Seuil) ainsi que Vie de Lacan (Jacques-Alain Miller, Navarin)
Présentation et questions de Geneviève Morel
à Jacques-Alain Miller
De 17h à 19h
Palais des Beaux Arts - grand auditorium - Place de la République – Lille
(le débat entier sera mis en ligne par Citéphilo courant décembre 2011 sur son site, http://www.citephilo.org)
Citéphilo a invité aujourd’hui Jacques-Alain Miller (JAM), philosophe de formation, psychanalyste à Paris, fondateur de plusieurs écoles analytiques dont l’ECF et l’AMP, gendre de Lacan, et chargé par lui de rédiger et d’établir le texte des séminaires et donc d’en être le co-auteur. Ces séminaires, ont le sait, ont été quasi hebdomadaires pendant presque 30 ans, depuis avant même le Séminaire 1 donné en 1953-54 sur les écrits techniques de Freud jusqu’au séminaire 35, Le moment de conclure, de 1977-78.
Aujourd’hui, nous sommes réunis pour parler avec JAM de trois ouvrages récents. D’un part, du dernier séminaire paru … Ou Pire (1971-1972). Il est publié au Seuil en même temps que le second ouvrage qui lui est naturellement couplé, si je puis dire, Je parle aux murs. Cet ouvrage provient d’un séminaire mensuel aux internes en psychiatrie de l’hôpital Sainte Anne, primitivement intitulé « Le savoir du psychanalyste », dont il constitue les trois premières séances, alors que la suite a été intégrée au séminaire … Ou pire, pour des raisons de cohérence. Enfin JAM publie aux éditions de Navarin, Une Vie de Lacan, dont nous parlerons également.
Je propose de lui poser quelques questions que j’ai regroupées autour de ces trois ouvrages, à partir de leurs titres, pour lancer le dialogue entre JAM et la salle (même si Lacan dit que celui-ci, le dialogue, n’existe pas, justement cette année-là). Je crois en effet difficile de résumer préalablement ces ouvrages pour différentes raisons, propres à chacun d’ailleurs. J’espère que ce débat permettra à ceux qui ne les auraient pas encore lus de le faire.
Les trois titres
I- Je parle aux murs
JAM, vous avez modifié le titre initial du « Savoir du psychanalyste » en « Je parle aux murs », formule qui est une citation de la troisième séance de ce séminaire mensuel (p. 86-87). Vous en donnez une interprétation en 4ème de couverture :
« Je parle aux murs, dit Lacan, et cela veut dire : ‘Ni à vous, ni au grand Autre. Je parle tout seul. C’est précisément ce qui vous intéresse. A vous de m’interpréter.’ »
Ceci est dans la ligne de ce que Lacan dit souvent : il parlerait en position d’analysant, pour des analystes qu’il situe comme l’objet cause de son désir (regard ou voix), et non pas comme un maître antique à des disciples, comme on l’entend parfois. Sauf qu’en l’occurrence, dans ce séminaire différent du séminaire habituel, il parle à des étudiants, certes mêlés à son public du séminaire, ce qui le conduira à changer de ton d’ailleurs.
Il dit aussi autre chose : il parle d’un acte manqué, qui peut entrainer une réussite, celle de trouver quelqu’un en s’adressant à des murs soit à personne. Ce qui est assez clair. Mais il y a trois autres points que j’aimerais que vous commentiez par rapport à cette phrase : « Je parle aux murs ».
1) Pourquoi dans « la vie de Lacan », insistez vous sur « le long monologue de son séminaire » ? Pourquoi un monologue, certes Lacan est le seul à parler le plus souvent, mais il s’adresse à d’autres, comme il le dit notamment dans Télévision, et, si l’on veut poursuivre la comparaison avec l’analysant, que lui-même a faite, on ne dirait pas que l’analysant, même si l’analyste parle peu, parle seul ou fait un monologue ? Pourquoi tant insister sur la solitude de quelqu’un qui était et est encore suivi par de nombreux disciples ?
2) je vous interrogerai ensuite sur cette phrase qui fait référence à Platon, p. 89
« Supposez que la caverne de Platon, ce soit ces murs où se fait entendre ma voix. Il est manifeste que les murs, ça me fait jouir. Et c’est en ça que vous jouissez tous, et tout un chacun, par participation. Me voir parlant aux murs est quelque chose qui ne peut pas vous laisser indifférent. Et, réfléchissez, supposez que Platon ait été structuraliste, il se serait aperçu de ce qu’il en est vraiment de la caverne, à savoir que c’est sans doute là qu’est né le langage. »
Pourriez-vous éclairer pour nous cette jouissance en ricochet ou en commun de celui qui parle et de celui qui écoute, et pourquoi cela expliquerait-il la naissance du langage ? D’autant que dans …Ou pire il y a une autre théorie de la naissance du langage comme suppléance à l’absence du rapport sexuel, qui ferait parler l’homme. Et pourquoi faudrait-il à Lacan expliquer la naissance du langage, est-ce la création d’un nouveau mythe ?
3) Enfin toujours sur ce même titre, toujours à propos des murs de la chapelle st Anne, Lacan fait une référence en forme de fresque historique à l’histoire de la psychiatrie, p. 95, qui suit un rappel de son parcours personnel, de ses souvenirs de jeunesse au fond, depuis ses études en psychiatrie et nommément depuis le cas Aimée de sa thèse en psychiatrie (publiée au Seuil), jusqu’à l’énoncé, deux ans auparavant en 1970, des 4 discours qui font lien social (Séminaire 17, L’envers de la psychanalyse). Cette analyse du discours lui permet de situer la psychiatrie et la construction des asiles comme une conséquence du fait que la laïcité ait exclu la folie de son sein. Lacan parle ainsi de la « ségrégation de la maladie mentale », qui est liée au discours du maître. Puis il parle de l’évolution de ce discours du maître en discours du capitalisme. Ce qui caractérise ce discours du capitalisme est le rejet symbolique, la forclusion des « choses de l’amour » (nom élégant donné à la théorie de la castration freudienne), dit-il. Le discours analytique serait alors (bien plus tard) ce qui ferait rentrer de façon irruptive, réelle donc, « les choses de l’amour » dans ce discours capitaliste. Doit-on considérer ces deux exclusions (folie par le discours du maître et choses de l’amour par le discours capitaliste) comme à la même place à des périodes successives et, en ce cas, la psychanalyse ramène-t-elle aussi dans la cité, la maladie mentale en même temps que « les choses de l’amour » ?
Et que pensez-vous de la situation aujourd’hui où la « maladie mentale » est remplacée par « la santé mentale » avec les réformes ad hoc (éducation thérapeutique, cognitivisme forcené) ? Et où les « choses de l’amour » seront de plus en plus règlementées juridiquement par l’Etat (projet d’interdiction de la prostitution, par exemple) ? La psychanalyse a-t-elle encore ici une carte à jouer ?
II- …Ou pire.
1)Une question préalable sur la série des titres des séminaires d’abord : ils évoluent quant à leur forme. On part de titres explicites, assez académiques ou nommant des concepts analytiques freudiens : Les psychoses, L’identification, la logique du fantasme, etc. Puis, à partir d’ « un Autre à l’autre », ils deviennent plus lacaniens, « D’un discours qui ne serait pas du semblant », enfin franchement énigmatiques, liés à des équivoques, à partir justement d’ « …Ou pire » (Encore, l’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre », etc. Or le goût de Lacan pour l’équivoque et le Witz est ancien, il suffit pour s’en convaincre de le voir faire de la surenchère d’esprit sur Freud quand il commente son ouvrage sur ce thème du mot d’esprit. Certains, peu aimablement, y ont vu la preuve de sa folie ou un recopiage des néologismes joyciens (ce qui est paradoxal puisqu’on ne copie en général pas un néologisme). Que pensez-vous de cette évolution ? Et d’ailleurs, puisque vous établissez le texte écrit de ces séminaires oraux, cela ne vous donne-t-il pas des difficultés supplémentaires, voire parfois insurmontables de trancher entre des équivoques orales ? Comment faites-vous ?
2)Passons à …Ou pire, maintenant. Lacan s’explique de ce titre au début. « Pire » est un adverbe, l’inverse de « mieux », il équivoque avec « dire ». L’important est évidemment les inhabituels points de suspension qui commencent le titre : une place vide qui annonce la logique qui est la vedette du séminaire avec la référence à Frege et à la logique mathématique. Vous soulignez dans Vie de Lacan, p. 11, que cette place vide est déjà présente dans son rapport de Rome, de 1953, là où pour la première fois il met en place une constante, même si elle change de sens et de valeur, la triade Réel, Symbolique, Imaginaire ; Et il met aussi en place le sujet : « Je n’est pas un autre, pour ainsi dire, Je est un point d’interrogation, un x, une place vide. » Ici, dans le titre, les trois points sont la place vide, d’habitude, en logique, d’une variable, un x, qui peut d’ailleurs représenter le sujet de la jouissance : celui qui deviendra homme ou femme, suivant la place qu’il occupera dans les formules de la sexuation qui sont construites dans ce séminaire, avec une grande précision qui aide, je trouve, à lire le séminaire qui suit, Encore, qui est plus elliptique. Mais, à la place de ces trois petits points, Lacan propose de mettre plutôt un verbe puisque c’est avant un adverbe, « pire ». Soit de mettre « dire » qui consonne avec « pire ». Mais, comme cela ne se fait pas en logique, de vider le verbe qui correspond à la fonction, il faut en faire un argument, et il met « un dire », pas n’importe lequel, celui de son séminaire d’avant « il n’y a pas de rapport sexuel » qui est d’ailleurs un « mi-dire » puisque c’est une vérité et que la vérité ne peut jamais se dire toute. Donc ainsi complété, le titre donnerait « Il n’y a pas de rapport sexuel, ou pire ». Ou plus explicite : « Il n’y a pas de rapport sexuel : à sortir de là, vous ne direz que pire » (p. 12). Qu’est-ce que ça veut dire ? N’est-ce pas pessimiste de dire qu’on ne peut jamais sortir de cette affirmation négative ? Qu’en pensez-vous 40 ans après que cette phrase ait été écrite ? Est-elle toujours vraie ? Serait-ce une vérité éternelle ? Comment l’entendez-vous en 2011 ?
III) Vie de Lacan
Passons au titre de votre ouvrage, celui dont vous n’êtes pas le co-auteur mais l’unique auteur. 1)Si j’ai bien compris, seul le début en est actuellement publié, s’agit-il d’un Work in progress ce dont on vous accuse souvent pour les séminaires qui sortent lentement. Envisagez-vous de finir rapidement Vie de Lacan ? Et les séminaires restants de Lacan seront-ils finalement publiés assez vite, comme vous l’avez annoncé ?
2)Vous aussi, vous vous expliquez sur votre titre dans le texte, c’est même une part importante de celui-ci. Essentiellement, cela s’oppose à « Biographie », et vous avez des mots assez durs vis-à-vis de cet exercice difficile, vous appuyant sur l’accusation de « servilité » décernée à Jones, premier biographe de Freud, par Lacan. Et pourtant, Lacan s’est beaucoup servi de biographies, celle de Freud par Jones, celle de Gide par Jean Delay, celle de Joyce par Ellman. Et vous convenez qu’il en existe de bonnes, celles qui se lisent comme des romans. C’est aussi mon avis. Ne pensez-vous pas alors qu’une bonne biographie, je dirais même plusieurs bonnes biographies afin de pouvoir les confronter (c’est le cas pour les trois auteurs que je viens de citer. A l’heure actuelle, il n’existe qu’une seule biographie de Lacan alors qu’il en existe je ne sais pas combien de Gide), est essentielle pour aider à lire l’auteur, donner le contexte de l’époque, savoir qui il fréquentait, qui il lisait, avec qui il débattait implicitement, etc., surtout pour les générations suivantes qui n’ont pas connu ce contexte ? De même ne pensez-vous pas que s’agissant d’un « grand homme », même si vous récuserez peut-être ce terme comme mortifiant, on doit publier à un moment ou à un autre (il convient en effet qu’on respecte les vivants en cause dans ces documents), ses archives, sa correspondance, ses « petits papiers » pour reprendre un terme gidien, même parfois contre sa volonté ? Ne doit-on pas porter au crédit de Marie Bonaparte d’avoir sauvé la correspondance Freud/Fliess malgré Freud, et à Max Brod d’avoir sauvé les textes de Kafka qu’il voulait éliminer ? Ou pensez-vous que cette tendance de notre époque de tout publier est absurde voire néfaste ? Il me semble avoir vu récemment dans la presse une photo de vous avec un « carnet de rêves » de Lacan pendant son analyse : pensez-vous publier un jour ce type de documents ?
3) Vie de Lacan signifie donc non une biographie mais une éthique de la vie de Lacan, mais une éthique vue par vous, dans votre rapport quasi quotidien pendant 16 ans avec lui. Est-ce cela qui vous conduit aujourd’hui à parler publiquement de vous davantage que vous ne l’avez fait auparavant ?
4)Vous interrogez donc son désir voire son rapport à la jouissance, qui sont en cause lorsqu’on parle d’éthique (que vous différenciez ainsi de la morale). Vous donnez différents exemples pour commenter une belle phrase de la fin de sa vie : « une vie passée à vouloir être Autre malgré la loi ». Les feux rouges grillés, les maîtres d’hôtel interpelés… Des anecdotes assez drôles. On pourrait faire la liste aussi, notamment dans … Ou Pire, de tous les dits provoquants qu’il lance à son public (j’en ai relevé quelques uns ci-dessous, si on a le temps). Ne pourrait-on pas se demander si cette phrase ne s’applique pas aussi à sa pratique d’analyste ? La loi concernant le grand Autre, telle qu’il l’a lui-même tôt énoncée, c’est que ce grand Autre n’existe pas. Au point que Lacan a fait de l’analyste non pas l’Autre mais un simple objet, l’objet a cause du désir. Vouloir être l’Autre malgré la loi, ne pourrait-on pas y voir aussi une explication de ce qui le poussait à prendre autant de gens en analyse, et jusqu’à la fin, ce qu’on lui a parfois reproché?
Quelques phrases ou expressions « provoquantes » dans …Ou Pire :
p. 46, Totem et Tabou, un mythe bouffon,
p. 69, bander pour une femme, ça veut dire la prendre pour phallique,
p. 27, il n’y a d’enseignement que mathématique, le reste est plaisanterie,
p. 98, dans toute rencontre sexuelle, se profile la partouze,
p. 154, c’est en parlant qu’on fait l’amour,
p. 132, la fraternité est faite pour qu’on vende son frère,
p. 27, vous ne votez pas pour des cons, c’est ce qui vous perd.