I - Pourquoi j’ai réalisé ces films
Les films de La vie normale sont destinés à être montrés et commentés devant des audiences spécialisées (psychanalystes, psychiatres, psychologues, médecins généralistes, infirmiers, intervenants dans le champ de la santé mentale, etc.) Ils peuvent être montrés en liaison avec un thème précis (addictions, alcoolisme, suicide, sexualité, parentalité, folie, mélancolie, etc.)
Ces films ont été tournés à Armentières en 2007-2009. Le cadre est celui d’un séminaire clinique à l’EPSM d’Armentières, dans un service ouvert notamment à la psychothérapie institutionnelle et à la psychanalyse, mais sans exclusive d’autres orientations.
Je pratique ce style d’entretiens depuis exactement 20 ans. Mais ils ont évolué. J’ai commencé au CHRU de Lille, notamment dans le service mère/enfants. Je parlais avec de jeunes accouchées qu’on avait hospitalisées avec leur nouveau-né. En général, lors de l’entretien, elles me disaient spontanément qu’elles n’étaient pas la mère de cet enfant qui leur était complètement étranger et qu’elles avaient une envie irrésistible de le jeter par la fenêtre. J’ai pu mesurer à cette époque le contraste entre ce qu’elles me disaient et ce qu’étaient prêts à entendre les membres de l’équipe soignante, pleins d’une grande volonté de réconciliation et emplis d’une haute idée de l’instinct maternel. Ils me disaient qu’elles plaisantaient, que ce n’était pas ce qu’elles leurs avait dit auparavant. Je répondais que ces femmes étaient parasitées par leur enfant, qu’il ne fallait pas être trop volontaristes avec elles. J’en ai vite déduit qu’on ne me disait pas la même chose qu’au personnel soignant, ou alors que je n’entendais pas la même chose, ou bien encore les deux à la fois. Ce contraste fort m’a semblé devoir être médité, d’autant que cela s’est confirmé avec d’autres sortes de patients et aussi à Armentières, une petite ville près de Lille, où je fais maintenant les entretiens avec des hommes et des femmes très divers, de milieux souvent défavorisés mais pas toujours, et d’âges variables.
Ce contraste a sûrement sa raison d’être que je n’attribue pas à ma seule vertu. Freud, découvrant le transfert au début de la psychanalyse lorsqu’une jeune femme se jeta à son cou, n’en déduisit pas qu’il était irrésistible, mais que cela avait une cause et il inventa le transfert. Je crois que ce même transfert est ici à l’œuvre, même si nous ne sommes pas dans le dispositif analytique au sens strict.
Parlons donc de ce dispositif : je m’entretiens avec quelqu’un qui est hospitalisé et pose un problème pratique à l’équipe soignante : diagnostic, orientation, suivi. Le cas étant énigmatique, le dossier est vide, et on m’envoie la veille une ou deux phrases, pas plus, du style : « Mr Untel a essayé de se suicider, il est alcoolique, a eu un AVC et on se demande s’il a un autre problème ou pas ». On lui a donc proposé cet entretien avec une psychanalyste qu’il ne rencontrera qu’une seule fois. Il (ou elle) est averti qu’il y aura un public d’ « étudiants » en psychanalyse et de personnel travaillant dans le champ de la santé mentale, une petite vingtaine de personnes, qui n’interviendront pas et resteront silencieux, puis qu’on réfléchira sur son cas après qu’il soit sorti. On lui demande son accord et on lui fait signer une autorisation, maintenant aussi évidemment pour le filmer. Les patients qui acceptent sont donc avertis de la situation et l’acceptent en connaissance de cause. En général, et vous le verrez dans les films, ils sont plutôt très contents qu’on s’intéresse à eux et qu’on les écoute, même et surtout s’ils disent des choses qui leur sont douloureuses. Je dis cela pour qu’on ne s’imagine pas, en bon névrosés qui regardons le film avec inquiétude, que c’est un exercice atroce qu’ils subissent de façon contrainte.
Les « présentations cliniques » relèvent, vous le savez, d’une grande tradition de la médecine et notamment de la psychiatrie. Tout le monde a vu ces images fascinantes des hystériques de Charcot convulsées ou en extase devant un amphi de médecins, avec le maître qui les interroge sous hypnose, parfois avec sa baguette d’hypnotiseur et de professeur à la main, comme s’il devait désigner « la chose » malade à son public. Foucault a parlé de ce regard sur la chose malade et de son articulation au savoir dans Naissance de la clinique. Je crois que cette filiation est peut-être trompeuse, ici comme ailleurs. Du moins, je me risquerai à essayer de vous l’expliquer à partir de ma propre expérience, certes singulière et ténue, mais, après tout, je n’ai rien d’autre à vous offrir. Au début, remplie d’un zèle néophyte, je voulais mettre en évidence la psychose dont ces patients relèvent en général, sous des formes très variées et parfois assez difficiles à apercevoir. En bonne élève du Séminaire 3 de Lacan, je cherchais donc le phénomène élémentaire, l’hallucination, l’automatisme mental qui démontreraient à tous qu’il s’agissait bien d’une psychose (en effet, à l’époque, on me proposait toujours des « névrosés » à confirmer, comme le cas de Bernard que vous verrez aujourd’hui). Mon intention était donc la démonstration, et évidemment je trouvais ce que je cherchais. Avec le temps, et avec le décalage que j’ai constaté entre ce qu’on me disait et ce qu’avait repéré le personnel soignant, je me suis détendue, et j’ai plutôt cherché à savoir ce qui s’était passé depuis le début pour la personne que j’avais en face de moi. J’ai constaté d’ailleurs qu’elle me disait d’autant plus ce que je ne cherchais plus à mettre en évidence, mais que cela surgissait à sa place, celle d’une logique assez rigoureuse. L’entretien était devenu un simple récit, une histoire, orientée par mes questions, évidemment totalement improvisées puisque je ne savais rien d’avance de cette personne.
J’ai constaté qu’il y a dans ces entretiens une logique temporelle. Vers la fin de l’entretien, les choses se précipitent et les énigmes soulevées au début se résolvent : pourquoi telle femme a des accidents de voiture à date fixe ? Pourquoi tel jeune homme parle tout le temps, comme en passant, de « ses sautes d’humeur », qui se révèleront des crises violentes où il frappe sa compagne ? Pourquoi tel homme se prend pour le chien de sa compagne, etc. ? A chaque fois, quelque chose se précipite et se conclut à la fin de l’entretien, comme si le patient avait attendu qu’on déploie son histoire d’une certaine façon : en l’écoutant d’un point de vue inhabituel au sens commun, et en relevant au passage le détail bizarre, insolite, en rupture avec son discours, en discontinuité, qui l’amènera ensuite à un développement de points dont lui même n’a pas conscience qu’il les sait. Sa réticence est levée, je pense, par l’accrochage de l’entretien sur ces points de discontinuité du discours auxquels la psychanalyse nous a appris à être attentifs, qui sont souvent des points où le réel et le symbolique se nouent.
Se nouent aussi, cela me paraît évident, deux « sujets supposés savoir », celui du patient sur la psychanalyse, qui fait partie du discours contemporain et qu’il respecte, et le mien sur le savoir inconscient du patient. Donc deux transferts différents puisque le savoir supposé en est l’indice. Il y a aussi un savoir-faire, celui de l’analyste, évidemment, qui, comme le rêve freudien, ne juge pas et ne pense pas. Dans ce style d’entretiens, qui sont éprouvants pour les deux partenaires, je crois, l’analyste attend que le savoir se dise et, lors de ses questions, livre ses propres questions, personnelles, sur ce qui est en train de se dire. C’est pourquoi ces entretiens cliniques ne sont peut-être pas à inscrire directement dans la filiation avec les présentations de malade psychiatrique, ils relèvent d’une clinique psychanalytique de l’entretien très particulière, qui ne se confond ni avec le discours du maître ni non plus avec le discours analytique traditionnels.
C’est la constatation de cette temporalité particulière, respectée au montage même s’il raccourcit les entretiens, et la richesse des récits produits, sur un plan analytique mais social aussi, puisque c’est une région particulière de France, celle où Zola décrivait le malheur de certaines classes sociales au 19ème siècle, celle aussi où Pialat a tourné « Enfance nue », celle où l’alcool exerce ses ravages, qui m’a donné envie de les filmer. Ces films ont aussi une portée sociologique évidente, ils constituent une archive sur une région et sa pathologie, et de jeunes gens qui les ont vus, pas de notre champ, m’ont confirmé leur intérêt, humain tout simplement.
Mais je pense que ce style d’entretiens serait aussi très utile à l’hôpital, là où cela n’existe pas encore.
II - Malaise dans la clinique : mort ou déplacement de la clinique ?
En effet, on entend souvent dire qu’on assiste aujourd’hui à la « mort » de la clinique1. Ne s’agirait-il pas plutôt d’un déplacement du lieu où s’élaborait traditionnellement le savoir clinique ? Comme Foucault le note dans Naissance de la clinique, la rencontre des médecins autour du lit du malade constituait le cœur de l’élaboration et de la transmission de la clinique. Foucault a définie celle-ci, on le sait, comme un œil qui parle pour la médecine, et comme un regard, ou plutôt une écoute qui enseigne, pour la psychiatrie2. Or, de l’hôpital ou plutôt du champ hospitalo-universitaire où elle résidait depuis la Révolution française, la clinique, soit son élaboration et sa transmission, a émigré vers le privé. Il en résulte une forme de clinique différente, qui n’est plus à proprement parler psychiatrique.
La situation actuelle révèle en effet un paradoxe : depuis quelques années, la demande de thérapie a augmenté considérablement et s’est généralisée à toutes les classes sociales, y compris les plus défavorisées (ainsi des Rmistes cherchent des psychanalystes sur les pages jaunes du bottin ou d’internet, ce qui aurait été impensable il y a dix ans). Cet élargissement ouvre aux praticiens un champ de recherches inégalé et donc la possibilité d’une clinique enrichie. Mais, cette immense demande, parce qu’elle s’adresse préférentiellement, dans le privé, à toutes sortes de thérapeutes, est désormais moins traitée par le service public (C’est d’ailleurs ce qui a motivé l’inquiétude de l’État français qui, sous prétexte de protéger les personnes dites en état de faiblesse, dont il craignait qu’elles ne soient les victimes de charlatans parfois assimilés à de mini-sectes, souhaitait contrôler ce vaste domaine de la vie privée psychique qui lui échappe dorénavant à cause du déplacement de l’offre dans le privé3.)
On trouve donc, d’un côté, un champ clinique potentiel plus large qui va donner lieu à une clinique du réel, précise et intéressante, mais qui se transmet surtout par le biais des associations de psychanalyse dont les colloques sont riches d’études de cas vivantes et liées aux problèmes sociaux les plus contemporains. De ce fait, ce nouveau savoir clinique existe certes, mais il se retrouve à l’écart des grandes voies universitaires de transmission. Et, de l’autre côté, dans le champ hospitalo-universitaire, en psychiatrie ou en psychologie, on constate une raréfaction de l’étude de cas et des réflexions sur la clinique, au profit d’un envahissement par des enseignements pratiques jugés rentables dans une optique où l’on ne parle plus qu’en termes de chiffres, d’évaluation, de gestion, d’usagers et de rentabilité des soins. Le logiciel de gestion avec ses items à cocher et ses grilles à remplir a remplacé le dossier clinique, considérablement appauvri.
Donc d’une part, un « plus » de clinique et de transmission d’un côté, mais condamnée à l’Underground, soit une clinique excellente mais minoritaire, et, d’autre part, un affaiblissement clinique incontestable qui amène à la privation de savoir un grand nombre d’étudiants en psychologie et psychiatrie qui n’auront pas facilement accès à la clinique élaborée dans le privé. Il y a donc une coupure grave qui s’établit entre ces deux champs, au détriment du public, ce qui est catastrophique pour la société.
D’où le paradoxe annoncé, d’une demande thérapeutique accrue qui se répercute en une raréfaction de la clinique, du moins dans le champ du service public.
Une rentabilité contradictoire avec les directives de l’OMS
Or ce premier paradoxe s’accompagne d’un second : cette exigence de rentabilité au niveau de « nouvelles » méthodes de soin est contradictoire avec la fin thérapeutique visée. En effet, dans les établissements hospitaliers, on va multiplier les séjours courts, afin de récupérer des lits libres (politique dite de « la porte tournante »), alors qu’un peu plus de temps et d’attention clinique portés à un patient qui intègre l’hôpital auraient souvent permis de trouver tout de suite une meilleure orientation thérapeutique, et donc outre le bénéfice thérapeutique, de gagner aussi du temps (et donc de l’argent).
On ne privilégie plus, comme on devrait continuer à le faire, l’étude de diagnostic basée sur des entretiens approfondis avec le patient. Or, si on lit le dernier rapport « Psychiatrie et santé mentale4 », qu’y lit-on ? Selon une étude de l’OMS, de la banque mondiale et l’école de santé publique d’Harvard, parmi les dix pathologies les plus préoccupantes, il y en a cinq de psychiatriques, à savoir la dépression, les troubles bipolaires, les troubles liés à l’alcool, la schizophrénie et les automutilations5. Puis dans le chapitre sur la « Mise en œuvre de programmes spécifiques6 », dans le sous-chapitre intitulé « Dépression et suicide », on trouve parmi les « objectifs » des pouvoirs publics, qu’il conviendrait de « développer des actions de prévention, de mieux repérer la dépression grave, la mélancolie, aussi bien au sein de la population qu’à partir du système de soins, en la distinguant de la dépression ou tristesse réactionnelle, et d’améliorer sa prise en charge. Parallèlement, il faut développer la recherche sur les déterminants de la dépression ainsi que sur les pratiques de soins. »
On ne peut qu’être d’accord avec cette proposition, mais la question, c’est comment la mettre en œuvre, si l’on enseigne aux jeunes psychiatres et aux psychologues à se contenter d’un interrogatoire rapide et sommaire en recherchant des groupements spécifiques, souvent quantitatifs, à partir du DSM ?
Les films donnent justement des exemples du repérage diagnostique précis qu’il est possible de faire, lors d’un unique entretien, sur un patient qui entre à l’hôpital.
III - La vie normale
Pourquoi avoir intitulé cette série de films : « La vie normale » ?
Si en effet, il n’existe pas de norme de la vie en soi, il existe en revanche des normes qu’on nous impose à longueur de vie.
On peut donner plusieurs significations à « vie normale ».
Premièrement, « normal » a le sens de « banal », « ordinaire ». En ce sens, la vie normale des gens d’Armentières, soit quand même leur vie de galère, est celle de beaucoup, vraiment beaucoup de gens, on l’oublie trop facilement… Ces gens qu’on dit « marginaux » sont en fait très nombreux : n’est-ce pas plutôt nous qui sommes en marge d’eux ?
Deuxièmement, « normal » s’oppose à « anormal », qui caractérisait la folie au 19ème siècle, comme nous l’ont montré les travaux de Michel Foucault. Or actuellement, au 21ème siècle, on a parfois le sentiment de retourner au Moyen-âge. Sous prétexte de protéger la société, une loi récente prévoit d’enfermer à vie pour dangerosité les personnes particulièrement vulnérables que constituent les condamnés à de longues peines au terme de la période de réclusion à laquelle ils ont été condamnés. Ne nous faisons pas illusion, ce genre de loi est populaire. On prend plus de gants pour légiférer sur les pitbulls… Pourquoi « normale » en ce sens ? Et bien par antiphrase : parce que les « anormaux » sont ceux qui ne correspondent pas aux normes de vie qu’on nous impose, c’est tout. Ils ne travaillent pas comme il faut, ils ne savent pas faire l’amour ni se marier, ils ne réussissent pas à faire des enfants comme il conviendrait, bref, ils ne sont pas adaptés à la société. Comment y répond-elle ? Avec des médicaments, des thérapies rééducatives ou cognitives, de couple ou de famille. Du soin dans le meilleur des cas, parfois du dressage (c’est parfois sous-jacent à certaines tendances thérapeutiques actuelles). Mais, souvent, par la rue où nombre de SDF passe régulièrement par l’hôpital psychiatrique voire même par la prison où les statistiques de malades mentaux explosent.
Troisièmement, ce titre évoque un paradoxe. Ces sujets, qu’on aurait classés comme « anormaux » au 19ème siècle, montrent souvent, dans leur discours, l’aspiration forte à une normalité conventionnelle. Ils sont souvent hyper normatifs et même rigides. Donc, « la vie normale » c’est aussi leur idéal inaccessible. Et la société, n’en tenant pas compte, les juge et les rejette…
Quatrièmement, « normal » a un sens topologique référé à Lacan. Pour lui, chacun est « normal » dans sa structure. Et même, la folie est la structure normale par excellence alors que la névrose ou certaines psychoses rajoutent un symptôme qui fait tenir les choses ensemble (le réel, l’imaginaire, le symbolique) et qui, retenant le sujet au bord de la folie, tord cette normalité. En ce sens, la vie normale est précisément celle de la folie. Ce dernier sens de « normal » est-il une élaboration lacanienne de la grande thèse reprise par Freud des médecins et des aliénistes du 19ème siècle, selon laquelle il n’y a pas de différence qualitative entre le normal et la pathologique (Cf. Canguilhem) ? Ainsi, pour Freud, le symptôme hystérique révèle, en l’exprimant au grand jour, le travail de l’inconscient dans le rêve ; l’amour est un phénomène normal mais qui a, dans sa phase aigue, une forme pathologique ; la mélancolie nous enseigne sur le deuil, etc.
Toute interrogation sur la folie implique donc une réflexion sur la question des normes et de leur évolution dans nos sociétés. Et cette réflexion inclut la psychanalyse, qui, elle aussi a fourni des normes nouvelles auxquelles un des mérites de l’enseignement de Lacan est de nous permettre de voir au-delà d’elles (l’Œdipe).
Toute étude de la causalité psychique implique la prise en compte du contexte social dont fait partie la question de la « normalité » et ces films constituent un documentaire précieux sur notre Kultur, selon le mot de Freud.
Le titre de ces films m’est venu en écoutant les patients d’Armentières à l’hôpital, lors des entretiens cliniques du samedi matin. Comme on les a filmés pour en faire des documentaires d’archive, je les ai revus, réécoutés et retravaillés plusieurs fois. J’ai été frappée par l’aspiration tout à fait explicite à la normalité de nombre d’entre eux. Ainsi, l’un, âgé de 27 ans, qui a frappé jusqu’au sang sa compagne, qui vient de le quitter, prétend vouloir se marier avec elle et être père, car c’est la seule chose qui compte dans la vie pour lui, fonder sa famille. La sienne était plutôt atypique : son frère cadet a été mis à la DASS à 5 ans parce qu’il faisait des bêtises. Son père s’est suicidé et lui aussi est entré à l’hôpital après une TS qu’il dénie. Il affiche donc vouloir la plus stricte normalité et vénère son père, dont il a pourtant deux souvenirs très violents où il frappe au sang son frère et poursuit sa mère. Mais cette aspiration à la normalité n’est pas seulement un déni.
On la retrouve chez d’autres patients, comme celui-ci, très jeune aussi, qui a eu son premier enfant à 15 ans, s’est drogué juste après et continument, puis s’est alcoolisé gravement, allant jusqu’à une quinzaine de comas éthyliques où il est en réanimation. Dans l’espoir d’être un bon père (alors qu’il n’a pas vu ses enfants depuis des années), il veut se faire désintoxiquer.
Un autre encore aspire à travailler et vivre avec une femme alors qu’il a quitté la sienne qu’il aimait et là encore, a perdu son travail par sa faute, à cause d’un accident en état alcoolique. Etc.
Chacun, à sa façon, témoigne, alors qu’il en est le plus loin, le plus exclu, d’une aspiration, non pas à quelque chose d’original, de nouveau pour lui, qui pourrait créer ce que Lacan a appelé un sinthome et que j’ai longuement commenté dans « La loi de la mère », mais à un idéal plat et conventionnel, celui de la norme sociale qu’on pourrait appeler « travail et famille ». Ce travail donne donc l’occasion d’interroger la normalité comme une sorte d’anti-sinthome ou du moins de nous interroger sur le rapport du sinthome à la normalité.
Est-ce leur statut « d’anormal », au sens où ces personnes sont des exclus de la société, qui les dirige vers cette aspiration d’un idéal déjà là, ready made ? Pourtant, on voit d’autres types de démarches chez d’autres patients, plus indociles ou révoltés (cf. le professeur d’art fugueur qui cherchait à construire des villes/vies nouvelles et créait des œuvres d’art en liaison avec sa problématique de départ, familiale et locale (sa ville). Chez lui aussi, cependant, il existait cette aspiration à une vie « normale » avec une femme, alors même qu’il ne supportait pas, d’un point de vue inconscient, que sa partenaire soit reconnue par sa mère).
C’est donc une grande aspiration à la normalité que nous trouvons chez ceux qui en sont exclus, et à une telle échelle que l’on peut se demander s’il ne s’agirait pas d’une nouvelle forme de « folie de la normalité » qui ferait tache d’huile en notre siècle, un type de folie qui caractériserait même notre époque. Cette aspiration sensible à la normalité, à la réadaptation sociale même, nous la trouvons aussi dans les psychothérapies cognitivistes qui ont le vent en poupe, certes parce qu’elles bénéficient du soutien des laboratoires de médicaments et parce qu’elles sont faciles à appliquer et aussi à apprendre, alors que la psychanalyse est autrement plus complexe. Mais l’être humain aussi l’est et il serait donc étonnant qu’on arrive avec trois petites règles et quelques conseils à résoudre des symptômes dont la psychanalyse nous a montré la complexité.
Folie normale et thérapies du dressage à la normalité marcheraient alors la main dans la main, l’un s’opposant mais aussi étant complice de l’autre dans ces relations complexes ou le pouvoir et la résistance s’entremêlent. Il y a aussi la réorganisation de la santé mentale depuis quelques années, dont je vous ai parlé, dont il faut voir dans quoi elle s’inscrit aujourd’hui et pourquoi la psychanalyse subit aujourd’hui l’ostracisme que l’on constate, y compris au niveau de l’Etat.