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Le cinéma et la question des extrémismes :

« Mi-lucien », à propos de Lacombe Lucien, de Louis Malle (1974), coscénariste Patrick Modiano

Le thème de l’extrémisme concerne essentiellement le héros du film, Lucien Lacombe, sur lequel je me concentrerai ici.
Le film est tendu entre deux propositions :

1) Dans la peau de ce salaud, Lucien, vit un homme.
2) Les salauds sont des hommes ordinaires, ou encore, dans certaines circonstances, n’importe qui peut basculer et devenir un tortionnaire 1.

On aurait tort de considérer ces propositions comme équivalentes : la première proposition, singulière, porte sur un héros de fiction, le personnage de Lucien, tandis que la seconde est une universelle dont la valeur est problématique. Les controverses éveillées dès sa sortie par le film proviennent, me semble-t-il, de la confusion entre ces deux niveaux logiques. Le film tend à induire l’universelle à partir du seul exemple de Lucien.

Nous reviendrons sur l’accueil houleux du film, sorti trois ans après Le chagrin et la pitié de Marcel Ophuls, premier film documentaire qui portait ostensiblement sur la collaboration sous Vichy — jusque-là largement occultée en France. C’est aussi la sortie hexagonale de La France de Vichy, l’ouvrage de Paxton, qui fait d’une France se croyant majoritairement faite de résistants un pays où presque tous étaient des « collabos » — ce qui suscite une forte opposition. Mais demandons-nous auparavant qui est Lucien Lacombe. Qu’est-ce qui conduit un jeune paysan de 17 ans à se mettre au service de la Gestapo dans un village du Sud-Ouest à la fin de la guerre, en juin 1944 ?

J’aurais envie de répondre en court-circuit : Lucien Lacombe est un fantasme de Louis Malle mis en forme littéraire par Patrick Modiano, choisi comme coscénariste par le réalisateur parce que ses trois premiers romans portaient sur l’Occupation, bien qu’il soit né juste après la guerre, contrairement à Louis Malle qui l’avait vécue enfant. Mais ce serait sauter trop vite à la conclusion. Étudions d’abord le personnage de Lucien.

Un jeune homme paumé, entraîné au crime malgré lui ?

Lucien entre au service de « la police allemande » — comme il aime à désigner la Gestapo, par hasard : un pneu crevé à sa bicyclette l’amène au voisinage d’un hôtel qui sert de quartier général à des Français proches de la Gestapo, dans une village du Lot (le film est tourné à Figeac où Louis Malle possède alors une maison). Il s’agit en fait d’un enchaînement de rencontres qui se déroule comme au hasard.

D’origine paysanne, Lucien, qui fait le ménage dans un hospice en ville pour gagner sa vie, rentre chez sa mère pour le weekend. Celle-ci, en l’absence du père de Lucien, prisonnier de guerre, s’est mise en ménage, de façon ostensible, avec Mr Laborit, un riche paysan du coin. Lucien souhaiterait revenir chez lui mais sa mère refuse en invoquant l’autorité de Mr Laborit. Or celui-ci a prêté la maison familiale de Lucien à une famille de paysans qui l’aide aux champs depuis le départ pour le maquis de son fils Joseph, « un patriote » : il a besoin de bras. Lucien se sent donc délogé d’un coup de sa maison et de sa place de fils aîné légitime. Il menace d’ailleurs allusivement sa mère infidèle des foudres paternelles. Il va récupérer chez lui le fusil de son père, objet éminemment symbolique, pour braconner. Il y est particulièrement doué. Puis rend il visite à l’instituteur, qui est le chef local de la résistance, pour lui proposer ses services, mais en vain : il serait trop jeune. Condescendant, l’instituteur pointe aussi son profil de petit délinquant (braconnier) qu’il oppose au sérieux militaire exigé par la lutte au maquis. Lucien n’appuyant d’ailleurs sa candidature de nulle allusion patriotique, on peut penser qu’il n’est motivé que par l’envie vis-à-vis de son homologue Joseph, le fils de Laborit.

En bref, son père est absent et il n’a plus de place ni auprès de sa mère ni auprès de l’instituteur, notable local auréolé du prestige de la Résistance. Il ne peut remplacer Joseph ni aux champs ni au maquis. Il n’est plus un enfant et pas encore un homme. C’est le hasard qui amène le jeune homme, perdu dans ce vide et désormais sans attaches, dans cet hôtel où se côtoient collaborateurs vichystes, policiers déclassés et Français engagés dans la Gestapo. Ils ont l’air de mener joyeuse vie et Lucien reconnaît même parmi eux un champion cycliste du pays, admiré avant la guerre avec son père. Mis en confiance par ces aînés qui l’impressionnent et lui offrent force alcool, Lucien saisit l’opportunité de trouver sa place parmi eux en trahissant l’instituteur qui vient juste de le rejeter : il le donne contre l’argent, l’alcool, le sexe et la reconnaissance de ces gens qu’il admire, notamment un jeune noble dévoyé un peu plus âgé que lui.

C’est ainsi que ce personnage peut incarner la thèse Arendtienne du défaut de la pensée qui serait typique de « la banalité dans le mal » : en apparence, Lucien n’a pas l’air haineux ni animé d’un esprit de vengeance. Il a l’air d’un bon garçon qui aime sa maman et tue les animaux, comme on le fait à la campagne, tout « naturellement ». Et il ne semble réaliser ni l’importance de son acte initial ni le franchissement qu’il implique, comme s’il était un enfant ou un individu un peu simple qui ne pense pas. D’autant qu’il répète bêtement les slogans collabos appris par cœur, ne semblant pas comprendre ce qu’il annone ainsi, et apparaissant comme dépourvu de toute conscience politique. Il demande à Albert Horn, un tailleur réfugié au village, s’il est juif comme s’il était face à un alien. Il réalise ainsi au début du film, l’air de rien — comme un bénéfice secondaire —, une ascension sociale qui le transforme en homme et en notable : il couche avec la servante de l’hôtel et se fait faire son premier « costume d’homme », sous la tutelle du jeune fils de famille devenu nazi qu’il copie. Il se présente de façon administrative comme Lacombe Lucien : il a maintenant un nom propre, il est devenu un homme qu’on doit respecter, dont on doit même avoir peur. Il conquiert, en usant largement de ses nouvelles prérogatives de membre de la « police allemande », une jeune fille juive, belle, distinguée et pianiste cultivée, France Horn. A la fin du film, il fuira en Espagne avec sa grand-mère et elle pour les sauver de la déportation : s’agit-il là d’une rédemption par l’amour qui annule ses « errements » d’avant ?

La jeune-fille et la montre en or

Sauf qu’on peut aussi voir les choses d’une autre façon, moins « banale » mais plus noire et tordue : dès le départ, Lucien éprouve une grande satisfaction en tuant des animaux (il abat machinalement des oiseaux à la fronde, par la fenêtre de l’hospice, avec la photo de Pétain en arrière-fond) avant de reprendre la carabine de son père comme l’emblème de tout ce qui lui reste. Plus tard, il dira « J’ai descendu un type, paf ! » en rigolant (1h 10) et semble beaucoup moins impressionné par la vue d’un homme assassiné que par un cadavre de cheval. Et il prête main forte aux miliciens et gestapistes pour descendre des maquisards.

Sa trahison de l’instituteur est un acte vénal qui va se répéter, montrant qu’il est tout sauf fortuit. Souhaitant faire sa cour à France Horn, il offre à son père, Albert Horn, l’élégant tailleur en position de faiblesse absolue parce que juif, une montre en or qu’il sort d’une valise pleine d’objets précieux qu’il vient de piller, comme s’il lui achetait ainsi grossièrement sa fille. Il finit par s’imposer chez lui pour coucher avec France. Et, même s’il a l’air sincèrement épris de la jeune fille, au point de la protéger des convoitises mâles au bal de l’hôtel (comme Juive, elle y est considérée comme une putain potentielle) puis de la défendre contre son père en colère à cause du dévoiement de la jeune-fille, il ne va pas jusqu’à vouloir la sauver de la mort avec son père et sa grand-mère. Au contraire, quand Albert Horn lui propose de parler d’homme à homme (1h 43), il l’éconduit sans ambages : « j’ai pas le temps ». Désespéré, Horn, qui a tout perdu y compris sa  fille et qui anticipe sa fin, va se faire arrêter volontairement par la Gestapo.

C’est encore la même montre en or qui va causer l’ultime revirement de Lucien : il vient, apparemment sans état d’âme, avec un soldat allemand, arrêter France et sa grand-mère en représailles de l’attaque de l’hôtel par les maquisards — ce qui signifie leur mort assurée et il le sait. Apercevant dans la valise de France la montre en or offerte à Mr Horn, il ne peut pas s’empêcher de la mettre dans sa poche. Et comme le soldat allemand lui ordonne cyniquement de la lui remettre, il le descend compulsivement, reprend la montre sur son cadavre et, seulement alors, s’enfuit vers l’Espagne avec France et sa grand-mère. La convoitise et la rivalité sont les mobiles ultimes de ces actes. Sans cette montre en or, France et sa grand-mère seraient mortes en déportation comme Albert Horn.

On retrouve la rivalité, l’envie, et la haine à au moins trois reprises : d’abord avec l’instituteur, ensuite avec le fils d’un médecin résistant pris au piège dont il détruit la superbe maquette de bateau, avec gourmandise, en compagnie de son modèle, le fils de famille nazi ; enfin avec ce soldat allemand, assassiné non pas pour ce qu’il est mais pour une montre en or. Une telle répétition n’est pas fortuite. Elle témoigne d’un calcul inconscient et d’une détermination qui nous empêchent de croire à la non-pensée comme cause de la « banalité du mal ».

Un dernier exemple montrant que Lucien n’agit qu’en fonction d’un calcul cynique de ce qu’il évalue comme la défense de ses biens et de son intérêt. Lorsque Lucien emmène France au bal, il est parfaitement capable de s’opposer physiquement au propriétaire collabo de l’hôtel lorsque celui-ci met la main sur la fesse de la jeune fille, juive donc considérée comme automatiquement à sa disposition. Et pourtant, s’opposer à ce tortionnaire, dans le repaire de la Gestapo, à propos d’une Juive, n’est pas sans risque pour Lucien. Mais lorsque Albert Horn, désespéré et suicidaire, se rend dans ce même hôtel de la Gestapo, Lucien ne fait pas un geste pour empêcher le collabo antisémite de le lister pour la déportation. Comparons : dans le premier cas, il s’agissait de préserver sa propriété privée, France ; dans le second cas, même si Albert l’impressionne comme figure paternelle, une fois assurée la possession de France, il n’en a plus besoin…

Au fond, Lucien est, comme le disent l’instituteur et la servante de l’hôtel, un « salaud » opportuniste et un prédateur compulsif qui, cependant, est capable de sentiments et de désir, même si, on l’a vu, désir et convoitise se confondent largement dans son cas : est-ce si étonnant ? Évidemment que non, on sait bien que les pires criminels sont capables d’amour et de tendresse pour certains objets qu’ils ont élu.

C’est là que le film est ambigu en insistant sur le côté enfantin et faussement innocent de Lucien, constamment entremêlé à des actes terribles, pour induire l’idée de son glissement tragiquement involontaire dans le mal voire de sa manipulation par de plus méchants que lui — un être peu éduqué et d’origine modeste. Même Albert Horn, seule stature de père noble dans le film, dit qu’il n’arrive pas à détester tout-à-fait Lucien ! Le spectateur, attendri par l’idylle des deux beaux jeunes gens, ne sait plus qui est Lucien. Déstabilisé par l’attrait érotique de leurs corps nus dans la nature verdoyante, il espèrera peut-être que Lucien se sauve à la fin, si bucolique, mais hélas interrompue par la conclusion brutalement inscrite au générique…

Pour la psychanalyse cependant, chacun, à moins qu’il ne soit en proie à une maladie mentale incapacitante, reste en fin de compte responsable de ses actes, fussent-ils des « actes manqués », accomplis à son insu et ayant leur source dans l’inconscient. Que le hasard y joue un rôle essentiel est certain : la contingence s’insère dans une série de fantasmes et de symptômes pour produire la répétition. Celle-ci n’est jamais la reproduction du même, elle intègre la contingence pour produire du nouveau, comme l’a montré Lacan en s’appuyant sur Kierkegaard. Freud avait fabriqué la « névrose démoniaque » pour rendre compte de destins comme celui de Lucien. La répétition des actes du jeune homme, dictés par l’envie, la convoitise et la jouissance à tuer, suffit à considérer que nous avons affaire à quelqu’un qui confirme des choix criminels qui, eux, n’ont rien de contingent.

Mi-lucien

Ce côté « humain, trop humain » du criminel a été critiqué à la sortie du film, notamment par Serge Daney, dans Libération :
« D’un côté les poubelles de l’histoire, de l’autre ses paumés. Les poubelles, ça se vide ; les paumés ça s’excuse. Grattez le fasciste, et vous trouverez l’homme. Ras le bol de cette philosophie à la con ! 2»

Louis Malle se sert en effet du profil singulier de Lucien pour faire passer la thèse universelle de la banalité du mal. C’est du moins son propos explicite :
« C’est à peu près à cette époque que le souvenir personnel qui allait aboutir plus tard à Au revoir les enfants est revenu me hanter. J’ai pensé le tourner, mais c’était trop tôt, je n’étais pas prêt ! Pourtant je me suis dit que j’allais utiliser cette année 1944 comme cadre d’un film sur « la banalité du mal » et j’ai commencé à faire des recherches sur la collaboration – pas à un niveau élevé, mais la collaboration ordinaire en province, dans les petites villes. 3»

Le souvenir invoqué date de 1944 et aurait été la source de la vocation de cinéaste de Louis Malle. S’il n’en parlait jamais, il ne l’avait cependant jamais oublié et le souvenir se revivifia dans les années 70, d’une façon suffisamment brûlante pour qu’il reporte le film qui le mettrait en scène et décide de réaliser d’abord Lacombe Lucien.

En convoquant ce souvenir pour écrire le scénario de Au revoir les enfants, Malle se rendit compte qu’il était déformé par le temps, son imagination — et probablement, ajouterons-nous, par son inconscient.

Au revoir les enfants, sorti en 1987, raconte la dénonciation en 1944, par Joseph, un jeune domestique dans le pensionnat catholique chic où Julien est élève, de trois enfants juifs qui y avaient été cachés par le directeur religieux de l’établissement. Horrifié, Julien, l’ami de l’un d’entre eux, Jean, assiste à la descente de la Gestapo et au départ pour la déportation de Jean, des autres enfants et du prêtre. Le mobile de Joseph était la vengeance : il avait été renvoyé par le directeur du pensionnat parce qu’il faisait du marché noir avec certains élèves, dont Julien. Joseph ne semble pas réaliser la gravité de sa dénonciation et, de plus, rien ne serait arrivé sans la sévérité de son renvoi, rigueur que le directeur paiera de sa vie :

« Plutôt que de faire de Joseph un salaud intégral, j’ai essayé de lui donner plus de complexité, et dans ce sens, c’est sans aucun doute un cousin de Lucien Lacombe4»,a commenté Louis Malle, que le personnage de Julien représente enfant dans le film. Rappelons ici que Joseph était, dans Lacombe Lucien, le prénom du fils de Mr Laborit, le double et rival de Lucien, qui motivait sa visite à l’instituteur, chef du maquis. Lorsque Louis Malle confronta son souvenir à ceux d’autres témoins de l’événement, il s’avéra que Joseph n’avait probablement pas été le dénonciateur :
« Depuis Lacombe Lucien, j’étais persuadé que Joseph était le coupable ; Joseph était l’une des sources de ce film.5 »
Louis Malle préféra donc suivre à la lettre son souvenir pour le film, fût-il inexact : preuve qu’il recélait une vérité subjective.

La déformation du souvenir qui a conduit à désigner à tort, dans le film, Joseph comme le coupable de la dénonciation, a peut-être à voir avec un reste de culpabilité névrotique datant de l’enfance du cinéaste. Par ce biais, Louis Malle ne se désignerait-il pas comme coupable lui-aussi ou du moins complice ? Regardons ce qu’il a mis en scène dans le film. Julien y est en effet le complice, resté impuni, du délit (le marché noir) qui est la cause première du renvoi de Joseph, donc de sa vengeance et de l’enchaînement tragique des événements. Le cinéaste fait ainsi de Julien — l’enfant qui le représente dans le film —, une cause indirecte de la catastrophe : au départ, Julien était aussi coupable que Joseph. Et pourtant, Julien n’a pas été puni comme Joseph, simplement parce qu’ils n’étaient pas à la même place sociale. Et n’a-t-il pas assisté passivement, lui, le gosse de riche injustement exonéré de sa faute, au départ forcé de son ami Jean pour la mort ? Pire, lorsque l’agent de la Gestapo vient en classe demander qui est l’enfant juif, c’est un regard, lancé à la dérobée à son ami par Julien angoissé, qui désigne Jean au policier nazi (1h 25mn). Ainsi Julien  « dénonce » aussi par son regard involontaire. Dans Au revoir les enfants, Julien devient donc en quelque sorte un complice « objectif » de Joseph.
Puisque, dans la réalité, le dénonciateur n’avait pas été Joseph et que Malle le savait, rester fidèle à la déformation de son souvenir permettait au réalisateur de rendre Julien, son représentant dans le film, coupable en tant que « quasi-complice » de Joseph.

On comprend bien qu’un souvenir d’enfance si traumatisant, source de sa décision de faire du cinéma, n’ait jamais cessé de hanter le cinéaste, tant qu’il ne l’a pas eu élaboré à travers son œuvre. Cette élaboration s’est donc faite sur des années, et en deux temps :

Premier temps : dans Lacombe Lucien, le refoulement de la culpabilité se fait grâce à la thèse générale et rassurante de la « banalité du mal » : commettre le mal radical peut arriver à tout un chacun, entraîné par le hasard ou des circonstances adverses – thèse qui rend la culpabilité opaque. Un tel déni n’allait pas, cependant, sans un aveu indirect dans le film : n’est-ce pas en réaction à Joseph qui dénonce les Juifs dans Au revoir les enfants, que Lucien - ce « cousin de Joseph » -, tente in extremis, après ses exactions, de sauver France, une Juive, même si c’est pour des raisons bien ambigües, on l’a vu ?

Deuxième temps : dans Au revoir les enfants, le refoulement est partiellement levé grâce à la culpabilité de Joseph qui permet d’impliquer indirectement celle de Julien.
C’est pourquoi, malgré la teinte naturaliste du film, Lucien Lacombe apparaît comme un fantasme du réalisateur plus qu’un personnage réaliste de la fin de la guerre : « mi-lucien », pourrions-nous le nommer pour équivoquer à la fois avec « mon Lucien » et « milicien » — ce qu’était initialement Lucien, avant que Modiano ne le transforme en un « Français de la Gestapo », agissant sans uniforme. Le mélange d’innocence et de criminalité de Lucien, un pauvre paysan, évoquait déjà le Joseph dénonciateur d’Au revoir les enfants ! et, par ricochet, la position ambigüe que s’attribue après coup Louis Malle enfant.

Louis Malle a intégré d’autres sources dans ce personnage : d’abord un fait divers mexicain. La police avait infiltré des étudiants en révolte au moyen de jeunes paysans endoctrinés et mercenaires. Ensuite, un souvenir glauque de torture en 1962, lors d’un tournage pendant la guerre d’Algérie, où le tortionnaire lui était apparu un « homme ordinaire » : « J’ai pensé que les circonstances qui en avaient fait un tortionnaire, lui un homme ordinaire, valaient d’être examinées. 6» Enfin, une anecdote que lui avait rapportée Melville : il avait rencontré dans un train, en 40, un jeune homme qui voulait rejoindre les troupes allemandes, « par patriotisme », et avait réussi à le convaincre de changer d’avis, le temps du voyage.

Aucun acteur professionnel ne pouvait jouer « mi-Lucien ». Après un très long casting fait à partir d’annonces dans la presse locale, Le réalisateur découvrit Pierre Blaise, un jeune paysan du coin, avec l’accent du Sud-Ouest, qui, selon Louis Malle, ressemblait de façon si « intime » à Lucien qu’il pouvait l’incarner.

Geneviève Morel

Reproduction interdite sans accord préalable.


1 - Thèse controversée, dite de la « banalité du mal » par Hannah Arendt, à propos d’Eichmann, à laquelle il nous sera difficile d’adhérer, ici encore.

2 - Serge Daney, « Lacombe Lucien », Libération, 7 février 1974.

3 - Philip French, Conversations avec Louis Malle, Paris, Denoël, 1993, p. 116.

4 - Idem, p. 204.

5 - Idem.

6 - Idem, p. 115.

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